Identité culturelle et littéraire dans la modernité: l’originalité du dernier romantique de l’Europe

La critique littéraire roumaine a parfois manifesté la tendance de faire des approches, plus ou moins justifiés, entre les écrivains roumains et les grands noms de la littérature et de la philosophie occidentale.

On peut faire des approches, en principe, et ils n’ont pas été toujours égarés ou trompés. Mais on a eu – et il y en a encore – la tendance d’attribuer, aux œuvres importantes de la littérature roumaine, des influences extérieures significatives pour rien d’autre raison que pour souligner le caractère européen et occidental (synchronisé) de ces œuvres. Un caractère qui, paradoxalement, est semblé plus souvent évidemment européen aux yeux des occidentaux, sans avoir besoin de preuves supplémentaires ou de la découverte artificielle des sources, des influences ou des filiations littéraires.

Le débat que nous proposons prend Eminescu pour exemple. Si la critique littéraire roumaine a été souvent tentée, dans sa recherche, à s’interroger et à découvrir des influences sur Eminescu, les exégètes étrangers, à leur tour, démontrent une aptitude tout à fait contraire, celle de soutenir l’originalité des créations eminesciennes dans le contexte du romantisme européen.

Dans les années 60 du XXe siècle, apparaissaient, dans une succession étonnante (1963 et 1964), trois études critiques sur Eminescu, signées par Rosa del Conte, Alain Guillermou et Ladislau Gáldi, appartenant alors à des chercheurs qui se distinguaient par une profonde intuition des intentions poétiques eminesciennes.

Nous nous arrêtons pour l’instant seulement sur les deux premières exégèses, parce que l’étude de L. Gáldi[1] a porté principalement sur un débat d’ordre linguistique et stylistique, en vertu de la spécialité de l’auteur, sans se proposer d’en donner une interprétation cohérente de l’ensemble poétique et conceptuel d’Eminescu.

Rosa del Conte et Alain Guillermou – en utilisant les cinq premiers volumes des Œuvres du poète, dans l’édition Perpessicius, qui avait été publiés jusque-là – se forcent à ouvrir d’autres chemins, dans l’interprétation de ses créations lyriques, que la critique roumaine n’avait pas particulièrement développés ou qu’elle n’en avait pas de tout envisagés.

Il est très intéressant pour nous de suivre la perception des exégètes étrangers sur celui qui est d’habitude considéré comme le seul poète roumain qui puisse s’intégrer dans le premier romantisme, le romantisme visionnaire (High Romanticism), surtout parce que les deux déclarent qu’ils essayent d’ignorer – ainsi que possible – le parcours herméneutique roumain, qui leur déplaît à cause des permanentes tentatives de subordonner Eminescu aux influences littéraires et philosophiques de l’extérieur.

Cette attitude nous intrigue, bien sûr (comment pourrait-il en être autrement?), et nous amène à reconsidérer et à revoir attentivement leurs efforts, dans une nouvelle perspective, favorisée par la distance temporelle.

Mais pour l’instant, nous voulons seulement souligner quelques aspects qui nous ont attiré l’attention et que nous trouvons significatifs à analyser.

Rosa del Conte parle d’Eminescu qui enrichit „notre héritage spirituel [européen] et celui de l’humanité”[2]. Mais sa recherche, jouant de la découverte d’Al. Elian (1955) – il s’agit des vieux manuscrits roumains dont Eminescu avait en possession – et de l’édition Perpessicius, l’a amenée à la „revendication de l’ancienneté”[3] du substrat poétique et visionnaire de l’œuvre eminescienne. Son attitude est d’autant plus étonnante, qu’elle-même reconnaît, que vers le passé de la Roumanie ne regarde pas trop souvent quelqu’un du „monde occidental, fermé dans l’orgueil de son tradition classique (particulièrement latine)”[4].

Il est nécessaire, considère-t-elle, „d’insérer Eminescu dans la tradition, cette tradition qui, pour lui, qui n’était pas un faux savant, ne se mesurait pas à l’intérieur d’un court période de quelques générations qui avaient précédées la sien. […] Il avait l’intuition obvie que toutes les acquisitions culturelles allogènes devaient s’intégrer dans cette tradition pour donner des fruits. […] Affirmer l’idée qu’il avait existé et qu’il existe encore une authentique originalité spirituelle roumaine, cela était la véritable révolution, car elle devait déraciner des amers préjuges et des complexes d’infériorité de cœur et de la conscience des roumains eux-mêmes”[5].

À son avis, les anciens livres font partie d’un „passé tellement riche et intéressant”, culturel, de la Roumanie, auquel „l’époque moderne a tourné le dos” et dont Eminescu a redéfini d’une manière valorisante, pour une perspective moderne, en indiquant le chemin pour „une évaluation sur le plan culturel-historique concret de l’influence de la vieille tradition linguistique et littéraire manifestée principalement sur la création du langage métaphorique de la poésie et sur la définition du génie expressive des écrivains modernes”, évaluation qui „reste encore entièrement à faire”[6].

L’intellectualisme du poète, dit-elle, peut se documenter ou se nourrir autrement que par la philosophie européenne moderne, à savoir en faisant appel à la vieille tradition littéraire roumaine et à la pensée des anciens,y compris ses ancêtres : „pour traduire ces rythmes célestes, ces tourbillons, pour exprimer l’ennui de la vie qui n’est que répétition, l’ardeur intellectuelle d’un demande qui jaillit toujours de notre profondeur intérieure ou le calme d’une paix contemplative devant les beautés du monde, il y avait Maxime [le Confesseur] et Grégoire [de Nazianze, le Théologien], Adamantios et [Jean] Chrysostome, Calliste [le Patriarche] et Athanase [d’Alexandrie, le Grand], Ephrem le Syrien et Basile [le Grand]. Il y avait, évidemment, Dosoftei et Varlaam, Chesarie et Filaret de Râmnic, il y avait les frères Greceanu, il y avait les chroniqueurs, à partir de vieux Moxa, et les parchemins et les livres de législation où ils étaient fixés les préceptes juridiques, la coutume de la terre, la tradition”[7].

Rosa del Conte découvre qu’il y a plusieurs niveaux d’influence de l’ancienne écriture sur Eminescu: un premier niveau linguistique (visible dans la reproduction des formes archaïques grammaticales ou dans l’utilisation fréquente des termes archaïques); un niveau philologiques secondaire (saisi dans la préférence pour des mots ou des phrases avec une colorature métaphorique-expressive particulière, appartenant au vieux vocabulaire); un troisième niveau, littéraire (visant l’engagement dans une tradition littéraire – qui déjà existe et fonctionne à son époque – qui valorise les chroniques ou d’autres anciens livres, en suivant des informations, des récits, des portraits, etc.); et, enfin, un dernier niveau poétique-visionnaire, le plus profond et abscons, justifiant même l’élan cosmique et métaphysiques d’Eminescu et la possibilité d’une herméneutique abyssale – ce dernier étant ignoré par toute la tradition critique roumaine jusqu’à elle (et d’après elle, on ajoute).

Elle croit, alors, qu’en dehors d’une exégèse qui prenne en discussion l’ancienne tradition littéraire, byzantine et roumaine, la véritable profondeur de la poétique eminescienne ne se réverbère pas, elle reste inconnue.

Del Conte avance vers une interprétation symbolique plus profonde, vers une herméneutique à vraie dire abyssale, au-delà de la littéralité prédominante jusqu’alors de la lecture et de l’interprétation d’Eminescu. Elle soutiendra catégoriquement:

„Eminescu, qui rencontre dans les banques universitaires, à Vienne et Berlin, la pensée occidentale […] n’est pas une page blanche. Cette culture européenne, cette modernité […] se greffe sur une sédimentation culturelle autochtone/ indigène. […] Ni Kant, ni Schopenhauer, ni les hymnes védiques, ni Plotin et ni même les grands poètes qu’il aime et étudie et de qui il traduit ou apprend par cœur des fragments, de Byron à Shakespeare, de Schiller à Hugo, n’étoufferont jamais en lui l’intérêt avide et même jaloux pour tous ce que l’intelligence, la fantaisie, l’affectivité de son peuple a été capable de créer ou d’assimiler et de transmettre à travers les ténébreux et difficiles siècles de son histoire”[8].

L’exégète italienne a fortement souligné et défendu l’originalité de l’œuvre du poète roumain jusqu’à critiquer l’excessive prudence de la réception critique roumaine. Elle a déploré ainsi „la lenteur d’un examen méthodique”[9] des œuvres d’Eminescu: „il manque à la Roumanie […] un commentaire élaboré du texte, que nous considérons comme indispensable même pour le lecteur roumain, et qui, sans se superposer sur le mot du poète, puisse être un guide et un éclaircissement de son compréhension”[10].

Allant plus loin, Rosa del Conte a soutenu aussi que „la Roumanie n’a pas une synthèse de son développement culturel qui pourrait embrasser sans interruption l’ancien et le moderne[11].

Del Conte interroge, dans sa recherche, „l’entière production poétique dont nous disposons”, en découvrant un „méta poétique[12] – une démarche exégétique semblable à celle proposée antérieurement par Vladimir Streinu, d’analyser les vers eminesciens par d’autres vers de son œuvre lyrique[13], démarche à laquelle sera affilié plus tard George Gană[14]. Autrement dit, Eminescu peut être interpréter par lui-même.

Dans les mots de Marian Papahagi, la savante italienne n’affirme pas tout simplement „la présence d’un fond indigène dans la création eminescienne […], mais, plus encore, de son point de vue et dans les termes de Lucian Blaga, l’auteur dénonce, dans la tradition roumaine et la spiritualité autochtone (ce sont ses termes) l’élément catalytique qui a déterminé même l’assimilation de la philosophie de Kant et Schopenhauer”[15].

Mircea Eliade, en faisant l’éloge de l’étude de Rosa del Conte, disait : „Les critiques roumains ont souligné l’influence de la tradition autochtone sur les conceptions politiques et littéraires d’Eminescu – mais ils n’auraient pas imaginé que le fondement de l’imagination et des spéculations théorétiques il l’avait emprunté à l’univers de la spiritualité archaïque roumaine”[16].

Del Conte est la première dans la critique qui met l’accent sur l’influence de la vieille spiritualité et de l’ancien imaginaire littéraire sur la création de la poésie roumaine moderne et qui plaide pour une histoire littéraire de la Roumanie sans hiatus, où Eminescu fait l’exercice de métamorphoser la littérature ancienne – une perspective critique unique, que nous devons prendre en considération.

Alain Guillermou cherche à déterminer la façon par laquelle „Eminescu lui-même apporte une nouvelle richesses originale au fond commun de la littérature européenne”[17]. Il se déclare „contre les synthèses prématurées”[18], d’une manière qui nous semble presque identique à celle par laquelle Rosa del Conte amendait l’absence d’un commentaire élaboré du texte, indispensable.

L’exégète français est indigné parce que „Eminescu est devenu un Lenau roumain, un Heine, un Leopardi, un Schopenhauer, un Lamartine et même un Horace ou un Properce, si non un Keller Gottfried ou un Gaetano Cerri roumain…”[19].

Il choisit alors se délimiter, à l’égard des conclusions critiques, de ce qu’on avait écrit avant lui („il y a certainement beaucoup d’ouvrages sur sa vie et son œuvre. Mais elles appartiennent à une de ces deux catégories : soit il s’agit d’une critique esthétique, où on affirme tout simplement des préférences, soit on nous offre une recherche des sources extérieures”[20]), et se dédier exclusivement à l’étude des textes, suivant l’édition Perpessicius.

Il faut remarquer, pourtant, quelque chose: bien que Rosa del Conte ait en vue notamment de sources internes, Guillermou n’en apparaît pas intéressé. Il ignorait probablement leur existence et il lui a resté aussi complètement inconnue la passion du poète pour leur récupération et valorisation dans la nouvelle littérature roumaine qui était née avec ses prédécesseurs, les préromantiques.

Alors, sa méthode critique consiste à commencer la recherche à partir de l’œuvre et des manuscrits eminesciens vers les possibles sources étrangères, romantiques, le cas échéant.

Il est fasciné par les cahiers d’Eminescu (même si des nombreuses variantes textuelles restent inachevées) qui lui révèlent, sans doute, un poète qui pourrait avoir l’ampleur ou la profusion visionnaire et conceptuelle de Valéry.

L’édition Perpessicius lui offre aussi la première image complète sur la succession des variantes et le contexte biographique de la genèse et la progression de l’écriture.

L’interprétation doit être fondée sur ces questions fondamentales que la critique roumaine a ignoré, apprécie l’exégète français, principalement à cause de la plus simple raison qu’elle n’avait pas bénéficié de cette édition, y compris Călinescu. Si bien qu’il arrive à être très sévère à l’égard de ses prédécesseurs et à confesser „un sentiment d’embarras lisant les appréciations formulées par les critiques sur certaines poésies d’Eminescu. On a l’impression que les auteurs ne sont pas informés, qu’ils manquent des connaissances essentielles et que, sans en être responsable, leur conclusions soient erronées”[21].

Compte tenu de la véhémence de cette affirmation, on peut gagner la conviction que l’auteur poursuivra une lecture ingénue des textes eminesciens, faisant table rase de tous ce qu’il connaissait, de ce qu’il avait lu dans la critique littéraire.

Mais Guillermou n’a fait pas appel que parfois à ce genre d’interprétation – qui aurait été vraiment intéressante pour nous à suivre –, parce que, dans les lieux les plus difficiles de la poésie eminescienne, dans les points clés de son analyse, il ne fait que développer les germes herméneutiques des certains commentaires précédents, ou de reprendre tout simplement des thèses antérieures – les nuançant, éventuellement –, commençant le plus souvent de celles-ci mentionnées dans l’édition même de Perpessicius, qui devient „toute notre bibliographie”[22].

Guillermou a fait de l’édition Perpessicius, comme il témoigne, „un acte de foi”[23],mais nous aurions souhaité que cet acte de foi ait visé exclusivement les textes des poésies eminesciennes, en eux-mêmes, et non pas les interprétations qu’avait essayé ou évoqué Perpessicius, car de cette manière il ne fait que nier son propre allégation, d’avoir mis entre parenthèses toute la critique littéraire roumaine.

Alors, tout en reconnaissant que „la philosophie d’Eminescu est antérieure à ses gains de l’extérieur”, il considère pourtant que celle-ci l’avait orienté „dans une direction privilégiée : celle du pessimisme schopenhauerien ou indien”[24].

Il se montre disposé à accepter et appliquer aux textes lyriques, à partir même de Mortua est ! (où l’influence est seulement suggérée), Înger și demon(Ange et démon) et Împărat și proletar(Empereur et prolétaire), la théorie – qui n’était pas vraiment nouvelle – de l’indianisme foncier de la vision existentielle eminescienne.

Il croit que „ses hymnes védiques [de l’Inde] et les dieux vont s’imposer à l’imagination du poète quand il professera, à la suite de Schopenhauer, la religion du néant”[25]: une assertion faite dans le contexte de l’analyse du poème Egipetul (L’Egypte) et qui annonce son parcours critique ultérieur.

Il avoue pourtant qu’ils existeraient deux étapes dans l’évolution spirituelle d’Eminescu, l’une égyptienne et l’autre indienne (il dise à peine quelques mots sur la première pendant qu’il privilégie la seconde): „L’Egypte apparaît comme un cadre mystique d’une croyance encore vivante dans la délivrance de l’homme menacé par l’instant. Dans ce sens, Egipetul[on pourrait dire Memento mori, un poème vaste et essentiel, que Guillermou choisit de ne pas le commenter] marque une certaine étape, ainsi que le védisme du poème Rugăciunea unui dac (La prière d’un dace) marquera, à son tour, une autre”[26].

En ce qui concerne Rugăciunea unui dac,il apprécie comme inopportun un approche significative de la philosophie de Schopenhauer, parce que „la logique même de l’imprécation du dace nécessite une affirmation théiste”[27] et il réclame „qu’une étude des sources du poème Rugăciunea unui dac atteste l’originalité d’Eminescu et l’initiative qu’il sait garder même quand il paraissait tributaire aux emprunts”[28].

Mais, dit-il, „naturellement, on est obligé à considérer la seconde partie comme une interprétation [fait par le poète] de la pensée bouddhiste: Eminescu fait de son dace un sorte de yogiste [quelqu’un qui fait du yoga] dans son chemin vers l’autre côté. Est-ce que ce n’est pas lui qui a donné le titre Nirvana à l’une de ses variantes? En réalité, le nirvana de ce dace n’a rien à faire avec celui des sages hindous. […] Le nirvana qu’il désire n’est que le néant pur et simple. Il semble qu’Eminescu a été satisfait avec les idées courantes à son époque sur la pensée hindoue et qu’il n’a pas vu en Nirvana qu’un lieu désert, un espace ténébreux, ou il n’y a plus rien”[29].

On a l’impression que Guillermou change l’accent qui a été mis par Călinescu sur Schopenhauer, le dirigeant vers la philosophie qu’on appelle génériquement indienne. Analysant Luceafărul(L’Etoile du matin), il dit: „c’est sûr que l’indianisme se trouve dans le centre de la méditation d’Eminescu sur l’éternelle et désespérée métamorphose de l’individu – un indianisme très particulier, qui n’est pas préoccupé de l’orthodoxie, mêlant le brahmanisme et le bouddhisme”[30].

Petru Creția était plutôt mécontent considérant que le commentaire de Guillermou „a regardé seulement l’œuvre publié pendant la vie et il n’a pas révolutionné le domaine”[31].

Ces thèses, qui ont fait histoire, beaucoup plus nuancées, pour ainsi dire, sont mieux connues aujourd’hui grâce aux essayes d’Ion Negoițescu et Ioana Em. Petrescu.

L’exégète français remarque pourtant, surpris, que dans certaines variantes du poème Glossă (Glose) intervient „un concept qui contraste avec le scepticisme pessimiste des rédactions précédentes, le concept d’une vérité immuable, transcendant au monde”[32].

Et il conclut : „Eminescu entrevoyait, à la fin des nombreuses rédactions du poème Glossă, l’éventualité d’une certaine rédemption : le monde n’est plus définitivement condamné, s’il est possible d’entendre la musique des sphères, et il n’est pas à jamais interdite toute espoir”[33].

Mais au-delà de ces interrogations, débats et réflexions, Alain Guillermou s’évertue de garder une perception assez fidèle des textes, assez proche de leurs significations évidentes (ainsi que cette évidence soit possible) et moins spéculative des vers et de la biographie du poète.

Même dans les situations où les influences signalées semblent presque indubitables, l’auteur ne les accorde pas un intérêt ou une importance majeure. Par exemple, le vers Sunt însetat de somnul pământului s-adorm (Apari să dai lumină/ Apparais pour donner de lumière) a été probablement emprunté à Vigny : Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre[34]. Aussi, Și dacă norii deși se duc /…/ E ca aminte să-mi aduc (Și dacă…/ Et si…) nous font remémorer d’autres vers, de Lamartine : Si j’entends le vent soupirer / Je crois t’entendre murmurer[35].

Mais Guillermou n’a été pas disposé à prendre en considération un ascendant des poètes français sur Eminescu. Il n’a pas accordé à ces approches des significations particulières. Au contraire, dans le deuxième cas cité, selon lui, Eminescu „n’a pas eu besoin” de ces vers lamartiniens „comme point de départ”[36].

Il ne nous intéresse pas maintenant d’aller encore plus loin dans la discrimination des idées critiques concernant des aspects de l’œuvre eminescienne qui ont fait naitre beaucoup des débats polémiques, inépuisés jusqu’ à présent. Mais il faut faire quelques remarques.

Premièrement, entre byzantinisme et indianisme, considérés, à tour de rôle, comme les niveaux culturels de profondeur portant les fondements archétypaux de la pensée eminescienne, il semble avoir une distance radicale et une différence catégorique.

Deuxièmement, les deux thèses nous provoquent une brève impression qu’on est éloigné de l’Europe ou, au moins, de l’Europe occidentale, avec son tradition particulièrement latine, comme disait Rosa del Conte.

En réalité, ce n’est qu’une fausse impression.

Indéniablement, on doit considérer l’indianisme comme intercédé par le romantisme allemand, par Herder, Schopenhauer et Goethe et par les traductions en allemand des hymnes védiques, qui sont ainsi arrivés en vue d’Eminescu.

Mais, de la même façon, on ne doit pas de tout oublier que le retour au Moyen Age (et inévitablement pour Eminescu, à la tradition byzantine de son pays) signifie l’accomplissement d’une exigence fondamentale du programme romantique européen.

Ainsi que les deux savants européens, que nous n’avons pas aucune raison à accuser de manque d’intention d’une analyse objective, considèrent que la littérature européenne sort gainée de cette expérience poétique d’un romantique de l’Europe orientale – peut-être le dernier grand romantique –, grâce aux synthèses culturales et spirituelles majeures que celui a été capable d’opérer.

Au-delà de l’analyse passionnée des profondeurs des significations, au-delà du jugement sur la pertinence de chaque argument utilisé ou de l’évaluation de la force des idées critiques, au-delà des débats ou des polémiques effervescentes, auxquelles les deux exégètes ce sont intégrés et qui peuvent continuer insatiablement, il est essentiel de souligner qu’Eminescu a été intégré par eux dans la conscience moderne européenne sans équivoques, ignorant la ségrégation des sources dans sa poésie. Pendant que, dans la critique roumaine, on a eu plutôt l’impression qu’il fallait moderniser les sources (au moins philosophiques, si non littéraires) pour arriver à cette conclusion.

L’archaïsme de ses fondements cognitifs, reconnu par les deux exégètes, n’a jamais représenté, alors, un argument contre la modernité de son œuvre ou contre son caractère européen: bien au contraire, parce que nous avons dit que la migration réflexive vers l’Orient (qui que ce soit le méridien), ainsi que vers l’ancienneté et la médiévalité, représente la satisfaction d’une demande impérative romantique par un poète intégrable dans le premier romantisme.

Vraiment pertinent pour nous, – peut-être plus important que toute autre chose –, c’est que les deux savants occidentaux ont refusé, avec des arguments pertinents, l’affiliation programmatique d’Eminescu à l’un ou l’autre des doctrines philosophiques qui ont circulé à l’époque romantique (l’importation des idées, même quand elle a été acceptée, a été toujours intégrée dans une vaste synthèse culturelle), ainsi que son approche sensible auprès de l’un des grands représentants de la littérature romantique (cette dernière affirmation est soutenue aussi par la plupart des critiques roumains).

Cependant, ils n’ont jamais tenté de minimiser, en aucune façon, l’appartenance d’Eminescu à la littérature européenne, bien au contraire, ils ont toujours cherché à souligner que l’originalité du poète roumain apporte sa contribution incontestable à l’enrichissement du patrimoine culturel et littéraire de l’Europe.

D’ailleurs, Eminescu n’est pas le premier ou le seul représentant de notre culture et littérature, qui fait une telle synthèse complexe entre l’Orient et l’Occident, entre l’ancien et le nouveau : de Dimitrie Cantemir jusqu’à Ion Barbu, Mateiu Caragiale ou Mircea Eliade, il nous semble que les exemples ne sont pas seulement nombreux, mais aussi très significatifs.


[1] L. Gáldi, Stilul poetic al lui Mihai Eminescu, Ed. Academiei R.P.R., București, 1964.

[2] Rosa del Conte, Eminescu sau despre absolut, Ed. Dacia, Cluj-Napoca, 2003, p. 26. (La première édition: Mihai Eminescu o dell’Assoluto, Instituto di Filologia Romanza dell’Università di Roma. Studi e Testi; Società Tipografica Editrice Modenese, Modena, 1963. Nous allons suivre l’édition roumaine.)

[3] Idem, p. 28.

[4] Idem, p. 281.

[5] Idem, p. 276.

[6] Idem, p. 281.

[7] Idem, p. 285-286.

[8] Idem, p. 282-283.

[9] Idem, p. 27.

[10] Idem, p. 28.

[11] Idem, p. 444.

[12]Idem, p. 27.

[13] Vladimir Streinu, Eminescu. Arghezi, ediție alcătuită și prefațată de George Muntean, Ed. Eminescu, București, 1976, p. 34.

[14] George Gană, Vianu a rămas pentru mine un model intelectual și moral, în Adevărul literar şi artistic, nr. 692 / 18 nov. 2003,  http://atelier.liternet.ro/articol/895/Daniel-Cristea-Enache-George-Gana/George-Gana-Vianu-a-ramas-pentru-mine-un-model-intelectual-si-moral.html.

Voir aussi George Gană, Melancolia lui Eminescu, Ed. Fundației Culturale Române, București, 2002.

[15] Rosa del Conte, op. cit., p. 13-14.

[16] Idem, p. 466.

[17] Alain Guillermou, Geneza interioară a poeziilor lui Eminescu, Ed. Junimea, Iași, 1977, p. 28. (À l’origine une thèse de doctorat, la première édition a été: La Génèse intérieure des poésies d’Eminescu, Ed. Librarie Marcel Didier/ Sorbonne, Paris, 1963. Nous suivrons l’édition roumaine.)

[18] Idem, p. 32.

[19] Idem, p. 22.

[20] Idem, p. 31.

[21] Idem, p. 24.

[22] Idem, p. 31.

[23] Idem, p. 30.

[24] Idem, p. 96.

[25] Idem, p. 108.

[26] Idem, p. 108-109.

[27] Idem, p. 243.

[28] Idem, p. 242.

[29] Idem, p. 244.

[30] Idem, p. 376.

[31] Petru Creția, Testamentul unui eminescolog, Ed. Humanitas, București, 1998, p. 214, n *.

[32] Alain Guillermou, Geneza interioară…, p. 441.

[33] Idem, p. 442.

[34] Voir Idem, p. 241, n. 3.

[35] Voir Idem, p. 419, n. 1.

[36] Ibidem.

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